C'est la suite de l'acte II. Double-Face doit être un peu perturbé, parce que ça fait trois jours qu'il discute avec moi par messages interposés. Et à chaque fois c'est lui qui relance.
Dans la cuvée du jour, il m'a expliqué qu'il ne comprenait pas parce qu'il se sent bien avec sa nouvelle copine mais que ça ne l'empêche pas je cite d'être tenté. Vu qu'il tient quand même à ce que cette histoire marche, je lui rappelle qu'il faut savoir ce qu'on veut dans la vie, il me répond "tout". Au bout d'un moment il me dit qu'en fait il n'est plus tenté par d'autres filles, contrairement à avant, mais par moi si. Donc je suis un problème.
Je lui réponds que s'il y a que ça c'est pas un problème puisque je suis hors de portée et qu'il suffit que je ne vienne pas le voir. Il me demande si c'est vraiment ce que je veux, je lui dit que non, évidemment, mais que c'est la meilleure chose à faire pour éviter les problèmes, d'autant pus que je ne suis pas certaine de parvenir à être raisonnable face à lui. Il me dit "et après c'est toi qui me dis que je dois arrêter de toujours me sacrifier?".
Je lui dis que de toute façon je savais que la moindre histoire entre nous finirait un jour comme ça, donc c'était un risque que j'avais déjà accepté, même si ça me coûte.
Il me dit que ça ne nous empêche pas de discuter, et que quand on se verra on évitera les situations tentantes pour l'un et l'autre. Je lui réponds: Pas avant que j'aie trouvé un sérum pour m'immuniser contre ton sourire de séducteur.Si je suis un problème pour lui, l'inverse est valable aussi, encore problème n'est pas le mot qui rend le plus justice à cette situation alambiquée.
A un moment, un peu agacée, je lui dis que c'est insupportable de ne jamais savoir ce qu'il pense au fond. Silence. Il finit par me répondre qu'il ne le sait pas lui même. Ca explique certaines choses...Je lui dis que de toute façon, je n'aurai certainement pas changé d'avis ni de mode de pensée dans dix ans, ce qui nous laisse de l'espoir pour nos vieux jours ou pour quand nous serons divorcés et en pleine crise de la quarantaine... "ou même peut-être avant", d'après lui... "t je crois bien que sur ce point je suis comme toi, j'aurai pas changé".
Toujours est-il qu'on est au même point. Nous sommes le "facteur de déraison" l'un de l'autre. Il y a quand même un point nouveau, c'est qu'il n'a pour le moment pas l'air disposé à me laisser disparaître. Moi non plus.
C'est le mois des coups de théâtre.
Acte I: Uppercut. Double-Face m'annonce qu'il a retrouvé l'amour. J'ai l'impression qu'on a supprimé tout l'oxygène de mon environnement immédiat et je passe la nuit à me poser mille questions, au bord des larmes. Mon monde se vide d'un coup. La semaine suivante se passe dans un brouillard, je réfléchis beaucoup: il était évident que ça devait arriver, et je suis bien contente qu'il m'en ait parlé même si ça ruine tous mes fantasmes. Je pense à lui non-stop pendant une semaine en me refaisant mille fois la scène qui ne se jouera donc jamais de notre prochaine entrevue, plus toutes les scènes précédentes. Je suis dotée d'une mémoire incroyable pour graver dans ma tête le moindre fait et geste, et donc, pour retenir le moindre mot, ce qui est une source de torture assez peu étudiée par la science. pour ajouter à mon tourment, il me dit que ça n'empêche pas qu'on se voie bientôt et que ça ne change pas le fait qu'il aime toujours ma compagnie. Je me dis qu'il dit ça pour m'offrir un semblant de consolation et lui dis que je le tiendrai au courant quand je viendrai dans sa ville, ce que je n'ai pas l'intention de faire.J'ajoute qu'avant qu'il ne mefasse l'aveu fatal, j'ai bien évidemment eu le temps de m'enfoncer lamentablement en lui avouant tout le trouble qu'il me causait. Je lui conseille d'autodétruire mes 7689 phrases précédentes, et il me dit que c'est pas grave, "ça n'était pas désagréable". Je suppose que s'entendre dire qu'on est une bombe de séduction irrésistible, ça fait toujours plaisir, surtout quand on a le privilège de choisir à qui on va finalement confier le détonateur. Bref.
Entracte. Les jours passent.
Acte II: Double-Face me rappelle pour prendre de mes nouvelles (?). Il croit peut-être que je suis dévastée par sa révélation (ce qui somme toute n'est pas complètement faux). Je lui réponds d'un ton assez badin, et de fil en aiguille il me demande quand je viens. Je lui dis que je n'ai pas beaucoup de possibilités avant décembre, il râle que c'est loin, et je lui dis qu'on trouvera bien un moment puisque quand on veut on peut... Ce à quoi il me répond que quand on raisonne comme ça on fait des choses pas raisonnables. Je lui réponds que le raisonnable, j'en ai un peu ma claque et ça me suffit d'avoir la raison au boulot. Je lui dis que de toute façon son entrée en couple marque le fait qu'il est devenu raisonnable.
Et là, il me dit "ça dépend de toi, tu es mon facteur de déraisonnabilité". Il est fou, il a été bourreau dans une autre vie, il fait exprès de me tendre la perche ou bien il sait pas ce qu'il veut?? Je lui dit que je sais me tenir et que s'il est en couple et veut le rester c'est pas moi qui irai tout foutre en l'air, et que je saurai être raisonnable même si ça me coût. Il me répond "pour moi aussi c'est dur". Mais? Que??? !!! Il est définitivement fêlé. Je lui dis que du coup je serai raisonnable pour deux puisque la convention sociale nous l'impose! Il me dit "je ne sais pas trop encore si c'est mon truc".
Bon, je ne sais plus quoi lui dire. Qu'est ce qu'il veut à la fin? Il sait que moi je le veux lui, j'ai été un peu trop directe une fois où j'étais un peu évaporée. C'est lui mon facteur de déraisonnabilité bon sang!!
Je ne sais pas si je serais capable de le voir sans déraisonner, du coup, pour le moment je m'arrange pour qu'il n'y ait pas rencontre, et lui il me lance des appâts pour voir, pff. C'est cruel. Ca m'arrangerait qu'il ne choisisse pas trop de raisonnabilité, mais à la longue c'est pas possible. Il va retrouver sa conception romantico-fleur bleue du couple, épouser sa damoiselle, avoir des enfants et je serai encore une adulescente incomprise et terrifiée par l'âge de raison. Résumé comme ça, je tombe en plus dans la littérature de plage pour trentenaires désabusées, c'est affligeant.
Bref, j'attends l'acte III, qui sera donc soit silence radio total et éternel; soit rupture avec sa copine dans un avenir incertain.
Quant à Fantômas, j'ai tenté une prise de contact qui s'est soldée par un échec retentissant; je crois qu'il est passé du côté obscur de la vie normale...
Quatre semaines de vide. J'ai pensé à mes deux fantômes tout le temps.
J'ai envoyé le petit mot accompagné de la photo à Fantômas. C'était un clin d'oeil à un souvenir commun, mais il n'a rien manifesté en retour. Pas même une question, rien du tout.
Double-Face, lui, doit être en orbite dans une autre galaxie, car il n'a pas répondu non plus à l'information scoop de la semaine comme quoi j'étais dans ses parages.
J'ai l'impression de traverser un couloir vide, avec des ombres de gens qui ne sont pas là. Dans un moment de délire mental, j'ai repensé à ce livre pour ados que j'avais lu il y a quelques temps: Divergente. Le titre et le concept, plus que l'histoire, m'avait frappé. Pourquoi devrait-on choisir une dominante dans sa personnalité? J'ai peut-être une forme de divergence, finalement: je suis incapable de me contenter d'une personne, et je ne sais pas éliminer les deux ombres qui continuent à me suivre partout. Moi qui croyais avoir avancé un peu, en fait je crois que j'en suis toujours au même point. Je ne peux pas me défaire d'eux, et je n'en comprends pas les vraies raisons. J'ai l'impression d'être incomplète sans ce que m'apporte l'interaction avec eux, alors même que j'ai comme on dit "tout ce qu'il faut pour être heureuse".
C'est un peu comme une loi physique: la gravité, c'est comme ça, on n'y résiste pas, ça existe et c'est tout. Ca ne sert à rien de lutter. Là, c'est pareil. C'est une forme de gravité, une attraction. L'ennui c'est que dans la vraie gravité, une fois qu'on est un satellite en orbite, on ne change pas de planète, et on n'en a pas trois. L'image ne doit pas être la bonne. Ce serait peut-être comme de placer un corps métallique au milieu de trois aimants à égale distance? Le pion en métal resterait au milieu car la force des trois aimants serait la même?
Peu importe l'image, le résultat est le même. Cette absence de nouvelles me trouble plus que je ne m'y attendais parce qu'elle me met au pied du mur: il n'y a jamais rien eu qui garantrait que ces formes hybrides de relation, surtout celle avec Double-Face, se poursuivrait. Je dois admettre que ça me fait un peu mal au coeur. J'ai voulu me faire croire que je pourrais garder indéfiniment ce petit royaume secret que je me suis constituée autour de lui, alors que la partie raisonnable de mon esprit sait que ç'a toujours été un lien en sursis. j'ai jusque là été d'une relative sérénité en acceptant qu'il fallait simplement accepter les moments éphémères passés ensemble, mais j'ai du mal à accepter le vide abyssal de son silence radio. Il devrait pouvoir être suffisamment franc pour me dire qu'il a autre chose à faire, ou plutôt une autre personne à qui se consacrer, mais ne le fait pas, si bien que je ne sais jamais quoi en penser. Cette nuit j'ai rêvé qu'on avait une conversation à ce propos, conversation dans laquelle je lui expliquais le plus exactement possible mon sentiment à son égard. Lui me répondait "ah oui?" ou bien "je vois". Il a toujours été fuyant quand il s'agissait de dire ce qu'il pensait ou ressentait personnellement, au point d'en arriver à des situations complètement absurdes: la première fois qu'il a disparu de ma vie, comme ça du jour au lendemain, sans prévenir et sans plus donner de nouvelles, c'est parce qu'il était amoureux de moi et que ça l'inquiétait. Il me l'a dit quelques années plus tard, quand j'étais hors de portée, et que ça ne lui causait plus de danger j'imagine.
Il n'aime pas qu'on lise en lui, et il fait tout pour qu'on ne puisse pas le percer à jour. Il dit qu'il voudrait être compris, mais en fait, je n'en suis pas sûre. Il a peut-être un peu peur de ce qu'on pourrait comprendre, je n'en sais rien. Il ne donne à voir qu'une partie de lui, comme tout le monde me direz-vous, mais c'est un peu comme de regarder une photo scotchée derrière une meurtrière, il n'y a pas grand chose de visible à part un mur de pierre lisse et une forteresse quasi imprenable.
Peut-être que je reste complètement scotchée à lui parce que justement je n'arrive pas à percer la cuirasse et que ça m'agace. Il y a sûrement de ça, mais je pense que ça n'est pas la seule raison. En tout cas j'ai bien du mal à me passer de lui.
Concernant Fantomas, j'ai aussi beaucoup rêvé de lui pendant mes vacances, et de longues discussions qu'on pourrait avoir si on avait l'occasion de discuter librement pendant une heure... mais ça c'est juste un espoir qui rapetisse à vue d'oeil, et ça me fait très mal au coeur: je crois que c'est parce que Fantomas, c'est le fantôme de ma jeunesse aussi. C'est l'incarnation d'un choix que je n'ai pas fait, mais qui avait de la substance, et du coup ladite substance me reste en travers du coeur...
Bref, je divague comme une amoureuse transie, je tourne en rond, et j'ai le blues.
Demain, je vais partir. Il y aura dans ma tête cinquante lettres écrites et pas envoyées, 200 SMS rédigés et effacés, des milliers de pensées. Je n'aurai rien dit mais ma tête sera pleine de trous à force de tant de pensées.
Je passerai un mois avec mon homme aux yeux bleus, et je penserai tous les jours à mes deux ombres aux yeux verts. Le blond et le brun.
Au brun aux yeux vert sombre, j'enverrai juste une photo. Un lieu, son nom, la température. Il me répondra peut-être, si le lieu l'inspire. Je penserai à la couleur exacte de ses yeux, et j'imaginerai tout ce qui n'arrivera jamais. J'espérerai le voir avant 2022, ce qui est tout de même un peu optimiste. Je me rappelerai tous les bons moments passés en sa compagnie et je serai un peu mélancolique, parce qu'on ne rattrape pas le temps perdu, et parce que certaines routes ne nous sont plus accessibles à présent. J'imaginerai des baisers volés, ou même juste le voir une heure autour d'un café. J'ai du vide dans les souvenirs, et des regrets qu'il n'y en ait pas assez.
Au blond aux yeux vert clair, je n'enverrai rien, mais j'attendrai. Je me souviendrai la texture de sa peau et l'expression particulière de ses yeux, les muscles de son bras et son regard désarmant. Je me rappellerai certains soirs, et je mesurerai le chemin parcouru. J'ai des comètes dans la mémoire, et aucun regret sauf celui de compter ces heures là sur les doigts d'une seule main.
Deux ombres, mais qui donnent la perspective. Au bout d'un an, ou de dix, je ne sais pas très bien où il faut commencer à compter, peut-être même quinze, les ombres ont tourné avec la lumière, et moi, je ne suis plus sous la même lumière. J'ai fait la lumière sur certaines choses de moi qui se sont éclairées, comme par contraste, j'ai utilisé l'ombre pour créer d'autres reliefs. J'ai appris, j'ai suivi les méandres et je suis un peu plus haut sur le chemin - ça n'a pas toujours été sans doutes ni démons. Je suis bien, je suis, finalement, un peu plus vivante, et la vie est belle en contrastes.
Il y a des jours comme ça où le présengt n'arrive pas à faire surface. On reste au passé. Il y a plus de dix ans que j'ai la tête pleine de messages jamais envoyés, de lettres à demi rédigées, de scènes qui ne se joueront jamais. Certains jours, la collection de tous ces écrits fantômes pèsent un peu plus lourd. J'en ai rempli des carnets, des blogs, des petits bouts de papier, des brouillons de mail, des coins de page. J'ai essayé de mettre en scène mes rêves pour t'y rencontrer, y faire se dérouler tout ce qui n'a eu aucune chance d'arriver. J'ai cru dix fois, cent fois avoir réussi à trouver l'équilibre sans toi.
Je n'y arrive pas. Je continue à t'écrire dans ma tête, à espérer un signe de toi. Je continue à analyser chacuns de ces précieux signes, en essayant d'y lire ton état d'esprit, est-ce que tu vas bien, est-ce que tu es heureux. Est-ce que tu penses à moi parfois autrement qu'à une bonne copine à qui on peut tout dire? J'ai fait ma vie, mais. Il yreste toujours ce "mais",comme une arrière-pensée fugace et lancinante, un éclair d'autre chose qu'on ne peut pas bien voir, et qui laisse le goût de ce qui aurait pu se passer. Comme une fenêtre vers une autre vie, un autre monde.
Il y a les jours où un visage dans la rue me rappelle le tien, une banalité du quotidien me rappelle un fou rire partagé, il y a aussi certains de tes mots qui me reviennent. Il y a l'image un peu chiffonnée d'un amour de jeunesse, une semaine de parenthèse un peu étrange, qui n'a pas eu lieu au bon moment. Il y a l'impression très claire de tes lèvres au coin des miennes à un moment volé, le regret d'avoir hésité, le point d'interrogation. Il y a cette autre fois, la pression légère de ton bras sur le mien, la main que tu me tendais pour descendre les rochers. Tes bras autour de moi sur ce banc perdu en pleine forêt, et quelques mots que je n'ai pas oublié.
C'est comme une collection de fragements, des fragments d'un objet qui a dû être très beau, mais qu'on a du mal à reconstituer. Il en manque. L'objet n'a jamais été terminé. C'est comme un potentiel non réalisé. C'est presque, mais pas. Presque, ça fait plus mal que pas, en fait.
Tu reviens toujours dans les moments les plus inattendus, pour disparaître aussitôt. Et moi je n'ai pas le temps de te dire tout ce que je voudrais. En fait tu le sais déjà, mais tu n'as pas trop envie de l'entendre, peut-être.
Alors je ne dis rien, et la collection de lettres fantômes s'agrandit.
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